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Olivier Pahud

Les gagnants perpétuels

Notre morale, si belle sur papier gaufré, s’entache des excréments produits par ceux qui s’en servent pour s’essuyer confortablement le derrière.


Il en est de ceux qui ne perdent jamais, qu’importe l’issue de la situation. À faire du droit, ils les acquièrent tous ; je parle ici des avocats et autres hommes de loi.


Nourris du malheur des autres, ils se font payer avec bonheur grasse avance avant même de lever leur stylo, entraînant le quidam dans la signature d’un chèque en blanc qui sera la « surprise du chef » quand viendra l’addition finale. Si j’ai connu quelques rares bons avocats, aucun ne fut tendre au moment de la douloureuse. Les incapables, eux, ont encaissés l’argent sans même parfois avoir servi la soupe, au prétexte que s’asseoir à table équivaut la consommation d’un dîner dont ils savaient par avance ignorer la recette.


« Je n’aime pas perdre » m’avait articulé d’un ton solennel teinté de reproches mon tout premier avocat. Dans les faits, il m’avait fait perdre mon cas sur toute la ligne tandis que je découvrais le prix de ses bons services, la plus grosse facture que j’avais pu voir dans ma alors courte carrière. Le grand perdant, ce n’était pas lui dans cette affaire, n’en déplaise à son amour-propre. Pour beaucoup dans le déni de l’inexistence de leur talent, tout auréolé du brevet qu’on leur a parfois trop facilement accordé, il reste subsidiairement pour les moins entreprenants la voie du juge fonctionnaire ou encore celle du politicien de parti. Réussir des études de droit est trop souvent le seul fait d’armes à ceux qui tiennent cabinet.


Car le brevet d’avocat amène au confort en cuir garanti ; entre divorces, accidents de la route ou querelles de voisinage, il y a toujours de quoi prendre à manger parmi le bon peuple qui restera le grand perdant de l'opaque labyrinthe judiciaire, ceci même lorsqu’il est financé par l’argent des autres contribuables via « l’assistance judiciaire ». La justice a été rangée au rayon des concepts abstraits auquels seul le naïf croit encore. Quand les hommes de loi les plus audacieux défendent les grands criminels, les moins regardants le deviennent eux-mêmes, tout anobli de leur fonction. Les « Panama Papers » par exemple ont pour l’heure fait couler plus d’encre dans les journaux que dans les tribunaux. « Le crime ne paye pas », assène le dicton, sauf pour les avocats !


Pire encore, dans cette confrérie invisible où les gouvernants ont trop souvent le même cursus que juges et défenseurs, dans ce microcosme où chacun connaît tout le monde et inversement, le petit arrangement est toujours facile, opportuniste, à portée de téléphone. Derrière les robes se cachent presque immanquablement un cœur de pierre, prêt à tordre la morale pour autant que la réputation soit sauve. Les affaires d’État ont de ceci qu’elles ne doivent pas s’ébruiter. Sous le vernis de la perfection d’une Suisse modèle, on n’ose imaginer le relent marécageux des crimes à jamais impunis. La blanche colombe ne survit aux marées noires de l’industrialisation que par le tour de passe-passe de sombres magiciens qui dissimulent fort bien leurs trucages.


Car si le motard à qui on a coupé la route obtiendra à terme gain de cause, la victime de criminels en bandes organisées sera broyée par le phagocyte qui a digéré tout concept même de justice pour devenir omnipotent, ventripotent. Notre morale, si belle sur papier gaufré, s’entache des excréments produits par ceux qui s’en servent pour s’essuyer confortablement le derrière. Dans notre civilisation, la justice est comme mort-née, étouffée par le cynisme des privilégiés de naissance. L’humble qui croirait encore à son mythe se retrouvera vite rattrapé par une réalité des plus tristes à constater : la justice échappe à elle-même…


C’est à se demander à quel moment, dans le cursus d’un homme qui entreprend le droit, son cœur se pétrifie. Il y a bien sûr les opportunistes, dont l’attrait du dollar surpasse celui de l’éthique et dont le cœur n’a jamais fonctionné. Mais il y a encore certainement bien quelques puristes ab initio. Engagés dans un cul-de-sac inévitable, il me tarde de comprendre l’instant où ces nobles et rares âmes se rendent compte du piège impassible. Plus encore, j’impatiente d’observer la diversité des réactions de ces pauvres animaux dont la fin est inexorable, prévue, exécutoire. Maigre consolation d’un citoyen lucide, éclairé par un parcours atypique dans les méandres de notre société, sur une réalité dont j’accepte volontiers qu’on me démontre la fausseté.


Reste la loi, me direz-vous. Celle écrite par la même clique qui la tord ensuite, bel emballage qui cache finement des ravins d’immoralité et qu’on enfourne au bon peuple comme on gave les oies pour servir le foie gras à quelques-uns. Bien malin celui qui décryptera les subtilités réservées aux initiés, bien courageux qui osera les dénoncer, bien chanceux qui obtiendra quelconque succès à cette entreprise. Rien n’arrête le macrophage plusieurs fois centenaire.


À notre justice, sa seule faiblesse est son sentiment d’immutabilité, de « toute puissance », le même qui habitait Goliath en son temps. Manque le David des temps modernes, celui qui aura le courage d’affronter l’ogre géant. Ce David ne sera hélas certainement pas avocat, trop confortable dans les victoires qu’il enchaîne en pantoufles à plumer les manants. Qui y risquerait sa carrière lucrative durement acquise sur les bancs d’une école qui s’auto-préserve ?


S’il arrive un jour où le colosse s’effondrera, ce ne sera que le résultat d’une audace révélée qu’à posteriori. Si l’on peut souhaiter un miracle, sa réalisation est toujours inattendue, surprenante, imprévue. Un simple caillou viendra peut-être à bout des cœurs de pierres, ces gagnants perpétuels endormi sur leurs lauriers. La terreur des peuples s’effondrera peut-être d’une mort aussi subite que méritée. La justice renaîtra peut-être lorsqu’elle aura enlevé le bandeau qui la rend aveugle depuis trop longtemps…

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